Il n’est pas surpris
de voir, « après les effets de lumière de ces dix-huit
derniers mois », les espoirs d’argent facile s’évanouir
comme autant de mirages : « Internet, c’est une culture, assène-t-il.
On peut être l’homme le plus riche du monde, on apprend pas
le russe en quinze jours. » Lui, il parle l’Internet comme
une langue maternelle. Ayant eu très tôt l’intuition
de l’importance des contenus, quel que soit le tuyau, il développe
depuis plus de quinze ans des banques de données thématiques
à partir d’informations publiques qu’il collecte, enrichit,
et met en ligne à la disposition du grand public. D’abord
sur Minitel, puis sur la Toile : « Quand j’ai découvert
l’Internet aux Etats-Unis à la fin des années 1980,
j’ai décidé de retarder mon suicide de vingt ans »,
sourit-il.
En 1985, il avait lancé la première Bourse électronique
de fret, où transporteurs et clients pouvaient entrer en contact
directement. La fureur des intermédiaires, débarqués
en commando dans ses locaux, ne l’a pas refroidi, mais au contraire
conforté dans l’idée que « la richesse est dans
le partage de l’information ». La nouvelle technologie lui
a permis d’améliorer et d’étendre son offre :
après avoir bousculé – il dit « déréglementé
» - les marchés des annonces légales, des textes juridiques,
des conventions collectives, des faillites, etc., il s’est attaqué,
avec Artprice.com, « au plus opaque de tous les marchés,
celui de l’art ». Depuis huit ans, Thierry Ehrmann a acquis
les principaux livres de cotes internationaux et autres fonds éditoriaux
pour alimenter une banque de données qui donne aujourd’hui
la cotation en continu de 183 000 artistes, et prochainement 1 million
de biographies. Qu’en pensent les marchands d’art ? Thierry
Ehrmann jubile : « C’est ça Internet, un combat contre
les conservateurs, qui ont toujours bâti leur richesse sur la rétention
de l’information. »
Autre certitude de toujours : le contenu ainsi proposé a un prix.
« La gratuité de l’information est une hérésie.
D’un point de vue freudien, le lecteur doit s’acquitter d’une
somme pour accéder à l’info. » Celle qu’il
produit n’est qu’une matière première –« Nous
sommes tout sauf des journalistes » -, mais elle se vend bien
à une clientèle vite captive et accro : « Les banques
de données sont des machines à sous extraordinaires. »
Lui-même est un consommateur d’infos boulimique. Il consacre
trois heures quotidiennes à la lecture de la presse, selon un cérémonial
précis : « Cela se fait dans un lieu public, sous le regard
des autres, loin du bureau et du téléphone. » Alors,
chaque matin, il gare sa Jaguar devant un bistrot, étale une trentaine
de titres sur la table, épluche, annote, découpe des dizaines
d’articles qui seront ensuite indexés. « L’info,
c’est de la came, c’est un shoot. La revue de presse, c’est
le bonheur du matin. Pour elle, j’ai renoncé à des
rendez-vous avec des ministres. »
Si son goût pour la rhétorique agace parfois ses interlocuteurs,
tous reconnaissent son efficacité d’homme d’affaires.
« Visionnaire mais pas rêveur » pour ses amis,
il est longtemps passé pour « un fou dangereux » aux
yeux de ses concurrents. Il est vrai qu’il parle de la Netéconomie
comme s’il était à la tête d’une troupe
de rebelles : ses partenaires et ses réseaux sont des « companeros
», sa stratégie est la « guérilla ». Il
faut « combattre et évangéliser car, croit-il, 2001
sera une année décisive pour la révolution de l’Internet.
Ceux qui s’entêteraient à n’y flairer qu’un
coup technologique ou boursier sont condamnés : « Ils ne
comprennent
pas que la question n’est pas économique mais idéologique.
Internet a créé une nouvelle caste, celle des seigneurs
ou des barbares du Net, martèle-t-il. Le barbare, c’est celui
qui transperce le limes de l’empire romain en apportant une autre
culture. Etre barbare aujourd’hui, c’est s’affranchir des
données économiques du XXè siècle. Les Européens
sont persuadés que les barbares vont s’agenouiller à
cause des marchés financiers ; ils ne se rendent pas compte qu’une
révolution a commencé, marxiste au sens de la lutte des
classes. Tous les jours sont produites des lignes programmes qui contribuent
à ébranler les vieux systèmes. Notre caste est jusqu'au-boutistes.
»
Jean-Jacques Bozonnet
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